Pourquoi la responsabilité morale peut sauver le journalisme de qualité

(ag) L’affaire Jacintha Saldanha, du nom de cette infirmière à l’hôpital King Edward VII en charge de Kate Middleton et victime il y a quelques temps d’une supercherie téléphonique orchestrée par des employés de la chaîne radiophonique 2D FM qui l’aurait poussée au suicide, a suscité un grand nombre de réactions sur Internet. Nous ajoutons la nôtre non pour attirer à nous une partie de l’attention dont bénéficie l’événement, mais pour réfléchir un instant sur une possibilité désagréable de la suite de l’affaire si une certaine condition n’est pas remplie.

Supposons qu’un combat juridique s’engage entre l’hôpital et les deux suspects, et que l’hôpital le remporte. Inculpés, les deux coupables sont punis d’une forte amende. Justice a-t-elle été rendue?C’est possible. Mais il est peu probable que cela produise un effet très dissuasif sur les rédactions qui n’hésitent pas à braver tous les principes pour dénicher une information lucrative.

Car supposons que la rédaction de 2D FM soit complice de la supercherie. Ce n’est pas difficile à imaginer: il arrive souvent que l’action (moralement blâmable) qu’un employé a commise dans le cadre de ses fonctions procède d’une intention supérieure. En d’autres termes: que son action a été implicitement ou explicitement favorisée par l’exécutif de la corporation. Il peut même arriver que le degré d’implication d’autres membres de la corporation (couplé ou non à une forme de négligence de leur part) soit tel qu’il n’est plus possible de distinguer entre la responsabilité de chaque individu. Un exemple serait par exemple la création de devoirs immoraux par la structure hiérarchique elle-même, indépendamment des individus particuliers qui jouent un rôle dans cette structure.

Dans cette situation, il devient justifié d’attribuer une responsabilité morale (s’attachant au caractère moral) à la corporation elle-même, en tant qu’entité complexe et structurée, composée de rôles connus et reconnus de tous les membres, assignés et contrôlés selon des principes formels également connus et reconnus de tous les membres. Dans cette situation, il ne faut pas que la responsabilité d’une action commise par un membre et manifestant l’intention de la corporation (une décision prise par les instances légitimées par la structure de la corporation) épargne la corporation elle-même (et donc ses instances dirigeantes en tant qu’elles ont le pouvoir de corriger et prévenir cette situation).

Pourtant, c’est bien ce qui risquerait d’arriver même si la rédaction de 2D FM était complice de la supercherie téléphonique. Car la notion de responsabilité morale est bien peu souvent utilisée par la justice pour que la sanction reflète l’intégralité du processus intentionnel ayant conduit à l’action. Cette réticence à étendre la responsabilité morale aux entreprises annule tout caractère dissuasif à la sanction, qui manque de facto sa cible. Les chartes déontologiques et autres codes de bonne conduite publiés par les corporations n’y changent absolument rien: ceux-ci ne font que spécifier des normes qui s’appliquent supposément à des individus — les employés.

Au contraire, un effet pervers de ce phénomène est que les chartes déontologiques focalisent l’attention d’un juge sur le lien causal entre l’action et son auteur au détriment du lien entre l’action et sa source intentionnelle. Cela permet de rejeter le blâme sur les auteurs de certaines actions tout en protégeant les structures qui induisent ou favorisent ces actions. Cela permet donc de servir les intérêts des moins exposés (typiquement les actionnaires et les dirigeants) en sacrifiant les plus exposés. Les hommes changent, les comportements persistent.

Dès lors, que 2D FM brandisse ou non sa charte déontologique pour rejeter le blâme sur ces employés, le juge en charge de l’affaire devra faire preuve de beaucoup de vigilance. Nous espérons qu’il n’hésitera pas, s’il y a lieu, à considérer la responsabilité morale de la chaîne radiophonique — et ce malgré cette information récente. C’est à cette condition que la jurisprudence créée par son jugement aura un effet dissuasif sur ce type de pratique médiatique, et que la mort de Jacintha Saldanha permettra de prévenir des torts ultérieurs. Qui sait, le journalisme de qualité en sortira peut-être renforcé.

Note: Il est facile d’argumenter que le phénomène observé dans cet article explique en bonne partie les difficultés à obtenir des résultats concrets en matière de protection des droits de l’homme, de l’environnement et du droit du travail de la part des entreprises. Pour plus d’information à ce sujet: ethometrics.proethica.ch.

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