Newsletter no 5

Chère lectrice, cher lecteur,

Nous avons le plaisir de vous annoncer que le projet Ethometrics – une plate-forme recensant, analysant et évaluant les problèmes éthiques des principales entreprises suisses mise en en ligne le 20 novembre 2012 – est officiellement lancé!

Comme vous le découvrirez sur le site ou en parcourant cette brochure, Ethometrics a considérablement bénéficié des quatre derniers moins puisqu’il permet de dégager des tendances très intéressantes dans l’évolution du comportement des entreprises face à l’éthique.

Si toutefois vous vous demandez si les questions éthiques jouent véritablement un rôle dans l’actualité des entreprises, une réponse vous est offerte dans notre éditorial (voir ci-après) publié sur le site de notre association. Vous y verrez, à l’aide d’exemples concrets, qu’elles ont effectivement joué un rôle fondamental dans la résolution de plusieurs affaires. La preuve est fournie par le cas d’UBS dans la manipulation du Libor et par celui de Wegelin dans les accusations d’évasion fiscale aux Etats-Unis.

Hormis Ethometrics, l’année 2013 sera très riche en travaux et projets éthiques:

  • Mentionnons tout d’abord un projet en éthique environnementale dont le but est de produire un petit guide de l’écologie contemporaine. Analysant plusieurs réponses possibles aux principales questions des théories normatives de l’éthique environnementale («Quelles sont les sources de nos obligations morales envers l’environnement? Quelles sont ces obligations? Comment ces obligations devraient-elles se traduire dans l’action politique?»), le guide établira un dialogue avec des textes politiques récents (p. ex. des recommandations onusiennes, des analyses juridiques et des traités internationaux, etc.), permettant au lecteur de se familiariser avec les hypothèses et concepts-clef (p.ex. le développement durable) et de comprendre les forces qui font évoluer le regard du citoyen et de l’Etat sur l’environnement.
  • Dans un format analogue quoique moins ambitieux, nous préparons également un dossier sur le thème de l’immigration et de l’intégration. Prenant pour point de départ les revendications morales (moral claims) des immigrants dans une démocratique occidentale, nous offrirons un aperçu des différentes théories politiques sur la question en nous demandant notamment si la politique migratoire actuelle de la Suisse est compatible avec les réponses les plus convaincantes offertes par ces théories. Il s’agira aussi d’identifier les politiques d’intégration les mieux à même (en théorie) de rendre justice aux revendications morales des immigrés.
  • Enfin, nous préparons la mise sur pied d’un blog permettant aux doctorants des universités suisses de présenter et de discuter leurs travaux avec d’autres doctorants et de répondre aux questions du grand public auxquelles ceux-ci apportent des éléments de réponse.

Nous vous rappelons que tous ces projets nous demandent beaucoup de temps, et moins nous disposons de ressources, plus ce temps est long. Nous vous sommes donc très reconnaissants de nous aider en nous faisant un don, ou simplement en devenant membre de Pro Ethica.

En vous remerciant chaleureusement de votre soutien et de votre fidélité, nous vous souhaitons un agréable printemps.

Le Comité


Editorial

Le Temps publie un long article le 13 février 2012 à propos de la fiscalité des multinationales. L’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) entend modifier les normes qui régissent la fiscalisation de ces sociétés afin d’éradiquer la «planification fiscale agressive» qui leur permet de légalement transférer leur revenu imposable dans des pays fiscalement plus attrayants que leur pays de production. On pense notamment à Google qui, grâce à des méthodes complexes d’optimisation fiscale, transfère ses bénéfices aux Bermudes, après un aller-retour entre l’Irlande et les Pays-Bas, ne payant finalement presque rien au fisc américain. Ou encore à la société Starbucks, qui a échauffé les esprits anglais en évitant depuis 1998 le paiement complet de l’impôt dû au Royaume-Uni grâce à un transfert de ses bénéfices vers l’Irlande.

Dans l’éditorial du Temps, Alexis Favre affirme qu’«il ne s’agit pas ici de morale ou d’éthique […]» pour décider si la Suisse doit participer à la rédaction de ces nouvelles normes. Selon lui, la question est uniquement politique; si la Suisse veut pouvoir défendre ses intérêts économiques, elle doit participer aux discussions et non se laisser imposer ses règles fiscales. D’autant plus, continue-t-il, que la Suisse favorise particulièrement les multinationales et tire profit de leur présence sur son territoire. Auprès des raisons économiques, donc, les questions d’éthique, «largement galvaudées» selon lui, ne jouent aucun rôle dans la décision que doit prendre la Confédération.

Pourtant, les actions des multinationales soulèvent bien souvent des questions éthiques qui méritent considération au vu de leur influence sur le choix d’une politique publique ou sur les décisions stratégiques des entreprises. Ainsi, concernant le problème de la fiscalité des multinationales, la Suisse peut certes défendre ses intérêts en ignorant les questions éthiques sous-jacentes, comme le recommande Alexis Favre. Mais elle peut aussi, à l’inverse, appréhender le problème selon ses implications éthiques, et orienter ses choix politiques en conséquence. Le choix de l’équilibre entre valeurs éthiques et intérêt économique ne constitue donc pas une question «galvaudée» qu’il s’agit d’écarter, mais représente au contraire la question fondamentale à résoudre avant de défendre une position particulière.

Il faut l’admettre, la tâche n’est pas toujours aisée. En effet, si parfois la violation d’une norme éthique est sanctionnée par une loi rendant l’infraction éthique visible, dans d’autres cas, la violation d’une norme éthique n’est pas illégale. Par exemple, lorsque Transocean se voit imposer une amende de 1.4 milliard USD aux Etats-Unis suite à un accident pétrolier, les autorités la punissent pour les dégâts causés à l’environnement, clairement sanctionnés par la loi du Clean Water Act. A l’inverse, aucune loi ne punit la «planification fiscale agressive». Bien que, lorsque Glencore transfère ses revenus produits en République Démocratique du Congo (RDC) vers la Suisse, la légalité du procédé n’ôte rien au fait que la firme viole les normes de justice fiscale et sociale, au mépris de la précarité dans laquelle vit le peuple congolais.

Il est vrai également que les questions éthiques apparaissent aujourd’hui plus clairement dans certains domaines que dans d’autres. Les violations des droits de l’homme et les atteintes à l’environnement invitent naturellement à questionner l’éthique des entreprises. Face à ces violations, la liberté économique des entreprises, souvent justifiée à partir de la liberté individuelle qui s’attache à la sphère privée, paraît dérisoire. Le problème est que les normes éthiques violées dans le domaine de la finance sont souvent moins clairement identifiables. Les valeurs qu’elles incarnent n’occupent pas un rôle fondamental dans les prises de décision des entreprises ou des autorités publiques. Pourtant, si nous analysons les dernières péripéties judiciaires dans lesquelles se sont trouvées impliquées les banques helvétiques, nous pouvons voir que l’éthique y a quand même joué un rôle important. En effet, la loi a été interprétée par les autorités comme ayant pour objet des valeurs éthiques, à savoir la justice fiscale et la promotion des intérêts collectifs à long terme, que les actions en cause n’ont pas respectées. Ces exemples permettent en outre d’illustrer une autre difficulté du traitement éthique de la loi, à savoir que la constatation d’une violation éthique ne suffit pas pour déterminer une condamnation. En effet, il faut encore déterminer si la responsabilité est individuelle ou collective avant de pouvoir inculper l’entreprise en tant qu’institution.

Par exemple, l’analyse des affaires d’évasion fiscale permet particulièrement bien d’illustrer le premier problème, celui de l’importance de l’éthique dans l’interprétation d’une loi: comment se justifie l’inculpation par la justice américaine de Wegelin alors qu’elle ne possédait aucune succursale aux Etats-Unis et qu’elle s’est toujours conformée à la loi suisse – qui ne condamnait pas pénalement l’évasion fiscale ? L’entreprise ne doit-elle pas se conformer uniquement à la législation en vigueur dans le pays où elle siège? Les points de vue juridiques divergent d’ailleurs à ce sujet. Selon certains analystes 1, la justice américaine a outrepassé les limites de son pouvoir alors que selon d’autres l’inculpation rentrait dans le domaine d’application de la loi américaine. Mais quoi qu’il en soit, si l’on considère les valeurs éthiques que la loi américaine veut protéger, à savoir celle de la justice fiscale et sociale, la question de la légitimité de la pénalité imposée à la banque ne se pose plus. En effet, le comportement de Wegelin a entraîné la violation de ces normes, indépendamment de la question de l’application territoriale des lois. De ce point de vue, personne ne remet en cause la décision judiciaire. Wegelin elle-même admet que son comportement était mauvais et qu’elle en avait pleinement conscience. Elle savait donc qu’elle violait l’esprit de la loi américaine, c’est-à-dire ses normes éthiques sous-jacentes, mais elle pensait échapper à la justice américaine grâce à une immunité géographique – ce qui augmente la gravité de son action. Il est donc possible de privilégier l’interprétation éthique d’une loi à son interprétation strictement juridique. C’est d’ailleurs ce que réclame le premier ministre anglais David Cameron en proposant un système judiciaire permettant de réprimander les violations de «l’esprit de la loi» même lorsque la loi au sens strict est respectée.

L’affaire de manipulation du taux interbancaire Libor offre quant à elle une intéressante illustration du second problème, celui concernant la responsabilité des entreprises face à la violation de normes éthiques. En effet, nous pouvons ici nous demander: comment des institutions bancaires, UBS en tête, ont-elles pu être pénalisées pour des actions perpétrées individuellement par certains de leurs employés? C’est que, aux yeux des autorités de régulation helvétiques, américaines et britanniques, la banque, en tant que personne morale, est responsable du comportement de ses employés. La conclusion du rapport de l’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers (FINMA) l’affirme sans ambiguïté:

In summary the conduct of UBS’s employees was inappropriate. Such conduct is attributed to the bank. FINMA therefore concludes that UBS as an institution severely violated the organizational and the proper business conduct requirements.

Les autorités reprochent ainsi à UBS deux éléments qui ont permis, et même causé, les actions illégales de ses employés: (1) tout d’abord, l’insuffisance de contrôle sur les comportements individuels a laissé les délits s’opérer impunément pendant plusieurs années, alors que l’autocontrôle est central dans la législation sur les marchés financiers. Mais un reproche différent s’ajoute au premier, reproche qui permet de voir que des considérations éthiques ont joué un rôle dans l’interprétation de la loi. En effet, UBS est accusée (2) d’avoir créé un environnement encourageant la réussite individuelle à court terme,définie comme la maximization des gains personnels directement disponibles, au détriment des intérêts à long terme de l’établissement– et surtout du marché. Ainsi, selon les autorités de surveillance, la culture d’entreprise qui encourage la réussite personnelle est responsable des violations perpétrées individuellement. Cela montre qu’au travers de cette condamnation, c’est un système de valeurs qui est remis en cause. Les autorités attendent désormais d’UBS qu’elle développe une culture d’entreprise opposée à celle entretenue durant la dernière décennie. La réussite personnelle doit perdre sa priorité en faveur d’autres valeurs, comme la durabilité et la stabilité de l’économie. Car seule une révision de la hiérarchie des valeurs permettra d’éviter le renouvellement d’un scandale similaire. Cet exemple montre en outre qu’aux yeux de la justice les entreprises ont une responsabilité dans un sens collectif. La hiérarchie de valeur susmentionnée doit s’appliquer à la société en tant que société, non à une personne ou une autorité particulière à l’intérieure de l’entité.

Ces deux exemples doivent servir à montrer l’influence que peuvent jouer les questions éthiques dans les décisions juridiques et, a fortiori, dans la politique responsable de la création du cadre légal dont elles dépendent. La Suisse devrait donc considérer ces questions dans l’établissement de sa politique intérieure vis-à-vis de ses entreprises. Mais surtout, elle devrait en tenir compte dans sa politique extérieure, d’autant plus à l’occasion de la création d’un nouveau cadre normatif s’appliquant à des pays avec lesquels elle entretient d’intimes liens économiques. Au lieu de suivre les conseils d’Alexis Favre et d’ignorer l’éthique, la Suisse devrait donc plutôt se réjouir d’avoir l’opportunité de participer à l’élaboration d’un système normatif sensible à l’éthique et partagé par des partenaires importants.

Prochaine newsletter: juin 2013

Notes:

  1. Un article d’Adrien de Riedmatten sur le site LesObservateurs.ch se montre particulièrement mordant à l’encontre de la justice américaine, qui à plusieurs reprises dans l’histoire récente du pays s’est permis d’imposer sa loi au mépris du respect de la souveraineté d’autres états. Article Wegelin: Les irréductibles banquiers, le 25.05.2012. URL: http://www.lesobservateurs.ch/2012/05/25/wegelin-les-irreductibles-banquiers/

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