Qu’est-ce que « l’Occident » ?
Qu’est-ce que « l’Occident » ?
Et quel est notre rapport à lui ?
Par Stefan Heeb, 02JUL2025
L’Occident est notre civilisation. Celle-ci est aussi vaste qu’elle est difficile à circonscrire. D’une part, « l’Occident » semble bien l’entité civilisationnelle la plus influente de l’histoire de l’humanité. Son empreinte politique et culturelle s’étend autour de la planète entière. Ses catégories de pensée sont aussi répandues que son système d’écriture, et ses technologies comme ses conceptions du monde imprègnent la plupart des coins du monde. L’influence qui découle de l’Occident est omniprésente – en tout temps et presque en tout lieu.
D’autre part, l’Occident n’est pas manifestement une entité monolithique et clairement délimitée. Géographiquement, il s’étend sur plusieurs continents. Par là même, il connaît une diversité sociale et linguistique considérable. Politiquement non plus, il ne forme pas une structure centralisée aisément identifiable. Quiconque assimile « l’Occident » à certaines de ses parties s’expose à des simplifications hasardeuses, voire à des tromperies tendancieuses.
Si l’ influence de l’Occident est telle que nul ne peut y échapper, les « Occidentaux » ordinaires n’ont souvent qu’une conscience floue de la manière dont « l’Occident » les façonne. Rarement celui-ci occupe-t-il une place centrale dans leur conception du monde ou leur identité même. En revanche, dans l’arène politique, les partisans de l’Occident géopolitique – généralement proches des centres de pouvoir sur l’axe Washington-Londres-Bruxelles – tendent à invoquer une unité occidentale tantôt suggérée, tantôt fantasmée.
Il n’existe pas d’ « Occidentologues » pour trancher la question, ni de discipline académique consacrée à son étude. Pourtant, presque toutes les disciplines – y compris hors d’Occident – traitent d’aspects de l’Occident et pensent le monde selon les prismes de la civilisation occidentale. La philosophie se confond le plus souvent avec la philosophie occidentale, et la sociologie se concentre majoritairement sur l’étude de « nos sociétés occidentales ». Dans des domaines comme les études chinoises, japonaises ou russes, « l’Occident » fait office de contrepoint implicite, sans que cela ne soit clairement explicité ni remis en question.
Pendant des siècles, ceux qui en Occident disposaient d’une voix publique, se sont considérés comme le centre du monde et l’étalon civilisationnel universel. Enivré par son hégémonie planétaire et l’hybris qui l’accompagnait, l’Occident a même eu le luxe de ne pas avoir à se comporter comme une entité unifiée ni à se concevoir pleinement comme telle.
Les ordres mondiaux successifs ont gravité autour de pôles de pouvoir occidentaux : qu’il s’agisse du moment unipolaire des dernières décennies, de la configuration bipolaire de la Guerre froide, ou du « concert des grandes puissances européennes » du long XIXe siècle à la fois centré sur l’Occident et multipolaire. Mais avec l’effritement de ce moment unipolaire marqué par la domination occidentale – principalement (anglo-)américaine –, l’Occident affronte pour la première fois depuis des siècles un défi civilisationnel majeur, tant quant à son identité que quant à sa place dans le monde.
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Au terme d’une longue et intense réflexion, je n’ai trouvé aucune réponse convaincante à la question de l’Occident. Mais pis encore, la question elle-même n’est quasiment jamais posée. Est-elle mal formulée, ou dépourvue de sens ? Quoi qu’il en soit, l’Occident – ou le monde occidental – est souvent évoqué, soit en tant que civilisation quelque peu vaguement définie, soit, plus souvent encore, en tant qu’entité géopolitique ou sociétale tout aussi vaguement circonscrite.
La perspective combinée d’une civilisation historiquement constituée et d’une entité sociétale ou (géo)politique contemporaine me semble pertinente. On peut concevoir l’Occident comme un complexe de modèles sociaux, de normes et de valeurs, d’institutions et d’infrastructure, ainsi que de contenus de sens transmis à travers l’histoire – le tout façonné et véhiculé par les idées, la langue et la société. Quels sont les éléments constitutifs de la civilisation occidentale historique qui ont convergé vers l’Occident actuel et qui le constituent encore aujourd’hui ? Autrement dit : en quoi consiste l’Occident contemporain, et comment s’enracine-t-il dans sa civilisation historiquement constituée ?
En tant que civilisation historiquement constituée – une parmi d’autres – l’Occident plonge ses racines dans une Europe occidentale romanisée, germanisée et christianisée, marquée par une continuité impériale et une autoréférence à l’Empire romain (d’Occident), avec sa double structure impériale-papale, et toujours en référence sous-jacente à la Grèce antique. Constitué sur ces fondements vers le premier millénaire de notre ère, le monde occidental engendra par la suite sa Renaissance et sa modernisation, et les diffusa à travers le monde. Au fil des siècles, il devint progressivement la référence civilisationnelle centrale, et eut même le loisir – tout en prosélytisant un libéralisme se présentant comme universel – de se pousser jusqu’aux limites postmodernes de sa propre reconnaissabilité.
Parvenu au moment unipolaire de pleine et entière domination, l’Occident financiarisé et économiquement néolibéral – sous l’égide de l’anglosphère – a poussé à son paroxysme l’expansion du capital financier globalisé qu’il abrite en son sein. Des travailleurs du monde entier sont désormais capables et contraints de se battre dans la concurrence pour l’ascension sociale en stress et précarité. Les élites occidentales ont par ailleurs encombré tout en enchantant les populations de tous les pays et civilisations avec leurs idées progressistes-libérales. Mais l’hégémonie libérale est terminée. Comme l’écrit avec justesse Glenn Diesen, dans un contexte juste légèrement différent : « L’hégémonie libérale n’est plus libérale, et l’hégémonie s’est épuisée ».
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La vision « officielle » de l’Occident contemporain est portée par des organisations supranationales comme l’Union européenne (UE), l’Organisation du Traité de l’Atlantique nord (OTAN) et le Groupe des Sept (G7), ainsi que par les gouvernements des pays occidentaux les plus puissants et les principaux médias de leurs sphères discursives respectives. Selon l’auto-représentation promue, l’Occident constituerait une communauté d’intérêts et de valeurs défendant la liberté, la démocratie, l’État de droit et les droits de l’homme – tant en son sein que dans ses relations extérieures.
Selon cette même auto-représentation, l’Occident incarnerait à l’échelle mondiale le pôle des démocraties libérales, opposé au pôle des autocraties qui, selon ce récit, discréditeraient à tort l’ordre mondial « fondé sur des règles » ou « libéral ». Dans cette logique, des mesures comme les interventions militaires sans mandat du Conseil de sécurité de l’ONU ou les sanctions économiques non conformes au droit international sont parfois jugées nécessaires et légitimes. Tout se joue donc sur la crédibilité qu’on accorde à cette auto-représentation face à la réalité concrète de l’Occident en tant qu’entité géopolitique contemporaine.
L’auto-représentation de l’Occident géopolitique repose fondamentalement sur deux postulats implicites. Pour les résumer brutalement : premièrement, « nous sommes les bons » – c’est-à-dire une société fondée sur des valeurs morales supérieures et de facto moralement supérieure – et deuxièmement, « nous avons le droit ou le devoir d’intervenir activement chez les autres », même sans consensus international et au mépris du droit international. Cela revient ni plus ni moins à considérer comme légitimes des mesures de coercition politique et économique comme les sanctions ou menaces de sanctions, les ingérences dans les affaires internes, et parfois les interventions militaires.
Une perspective plus critique considère cependant que l’Occident réellement existant vise avant tout à préserver sa position dominante – son hégémonie. Selon cette analyse, l’ordre mondial unipolaire et hégémonique des trois dernières décennies serait imposé principalement par Washington (les États-Unis), Londres (la Grande-Bretagne) et Bruxelles (l’UE et l’OTAN) de manière à empêcher l’émergence de « concurrents à parité » (peer competitors), avec pour objectif le maintien d’une « domination tous azimuts » (full-spectrum dominance) dans les domaines militaire, politique, économique et technologique.
Selon cette perspective, la quête de domination recourt systématiquement à des moyens illégitimes, notamment les opérations de changement de régime, les sanctions unilatérales illégales, et d’autres formes de coercition et de chantage. Les références aux droits humains et à la démocratie reposent rarement sur des principes, mais relèvent plutôt d’un opportunisme hypocrite. Plus grave encore, les critiques émanant de l’Occident lui-même, tout comme les dirigeants gênants ailleurs dans le monde, sont parfois réduits au silence dans la plus totale absence de scrupules.
Les éléments de preuve de cette hégémonie dépassent largement les documents stratégiques américains, les changements de régime orchestrés, les politiques de contention économique des rivaux et les invasions illégales précédemment cités. Le domaine politico-militaire en révèle d’autres aspects comme les structures d’alliances, le maillage militaire mondial, les capacités offensives déployées et l’architecture même du système de sécurité onusien. A cela s’ajoute, sur le plan économique, l’ensemble de l’édifice financier international tout comme le pouvoir des entreprises multinationales et des monopoles technologiques – autant de piliers essentiels d’un ordre unipolaire. Enfin, une logique similaire irradie également la sphère culturelle avec l’industrie du divertissement, le statut de la langue anglaise comme « lingua franca globalo-impériale », et bien d’autres éléments.
Comment concilier ces éléments avec l’auto-représentation dominante des élites occidentales ? D’après mon expérience, la plupart de ces faits et analyses sont acceptés – tant ils sont difficiles à réfuter. Il n’est pas rare que des proches des cercles officiels m’aient confié en privé leur incapacité à défendre pleinement la vision officielle. Pourtant, peu osent en tirer les conclusions qui s’imposent. Ceux qui s’accrochent au récit dominant avancent que l’Occident, malgré tout, préserve au moins partiellement ses valeurs. Il le ferait mieux que les autres puissances, ou du moins mieux que ne le feraient vraisemblablement d’autres acteurs dans une position hypothétique comparable.
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Sur le plan civilisationnel, la Suisse s’inscrit pleinement dans l’Occident. Tous les piliers fondateurs de l’histoire occidentale y sont clairement attestés. La Confédération elle-même ne surgit comme entité politique distincte qu’à partir d’un territoire originellement celte désormais romanisé et germanisé, christianisé, et organisé selon la dualité médiévale des pouvoirs temporel et spirituel, lorsque les communautés confédérées, aspirant à une plus grande autonomie, s’émancipèrent du centre impérial de la formation politique alors dominante en Occident, à savoir le Saint-Empire romain germanique.
Les développements ultérieurs de l’histoire occidentale – du schisme religieux aux transitions économiques et politiques vers la modernité – trouvèrent tous leur pleine expression en Suisse. Pour les étapes charnières de la modernisation (Réforme, industrialisation, libéralisation, démocratisation), elle occupa même une position pionnière à l’avant-garde. Ce qui est frappant, cependant, c’est qu’à partir du début du XVIe siècle, la Suisse en tant qu’État-nation se détourna des logiques impériales et expansionnistes de l’Occident. À la différence des grandes puissances européennes voisines, elle ne bâtit jamais d’empire colonial ni ne développa, à l’époque moderne, de politique extérieure impérialiste – bien que certains de ses ressortissants aient été impliqués dans des entreprises expansionnistes européennes.
Les Suisses sont nombreux à considérer que la république (et non pas l’empire), la démocratie (et non pas la monarchie, l’aristocratie ou l’oligarchie) et la liberté (individuelle, en harmonie avec le bien commun) font partie – ou devraient faire partie – des fondements essentiels de leur système socio-politique. C’est effectivement sur ces bases même que se déroulent les débats politiques, et personne, en théorie, ne les conteste.
À mettre de côté les insuffisances de politique intérieure, il nous faut pourtant clairement reconnaître que l’Occident géopolitique a fonctionné durant les dernières décennies comme un hégémon unipolaire, et que la Suisse a largement profité de son sillage. Situés à proximité immédiate du cœur impérial tout en demeurant à l’écart de ses agissements les plus contestables, nous nous sommes trouvés dans une position géopolitique apparemment avantageuse.
La fiction d’un Occident incarnant le Bien nous a particulièrement arrangés. Les avantages du système unipolaire semblaient clairement l’emporter sur ses inconvénients, laissant peu d’incitations tangibles à examiner en profondeur sa dimension hégémonico-impériale. Face aux excès les plus flagrants – guerres d’agression et crimes de guerre perpétrés par l’Occident –, on pouvait certes jouer occasionnellement les critiques distanciés, mais il était plus rare de qualifier cette situation dans le débat public pour ce qu’elle était, à savoir une domination à la légitimité fragile. Le monopole interprétatif est toujours resté unipolaire, hégémonique et transatlantique.
Alors que s’esquisse une nouvelle architecture mondiale multipolaire aux couleurs eurasiatiques, la Suisse ne peut faire l’économie d’un réexamen critique. Pourtant, on perçoit peu de signes d’un débat approfondi sur ce sujet. Si des slogans comme « multipolarité » ou « dédollarisation » ont gagné en visibilité récemment, la logique multipolaire intrinsèque à l’intégration eurasiatique – sans doute le développement géopolitique et géoéconomique le plus important de notre époque – peine encore à s’imposer dans les esprits.
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L’Occident fait face à des défis majeurs. Mais aveuglé par la hybris nourrie durant des siècles d’hégémonie, il ne les a même pas encore pleinement compris, encore moins envisagé des solutions viables et durables. La transition vers un ordre mondial multipolaire exige de lui non seulement de trouver sa place dans ce nouveau monde émergent, mais aussi de se redéfinir en profondeur et de repenser son identité même. L’Occident doit désormais forger une version nouvelle, « post-unipolaire », de lui-même.
Il est grand temps que l’Occident relève le défi philosophique qui consiste à cesser de se concevoir comme le centre du monde, tout en prenant pleinement conscience de son étendue comme de ses limites. Une fois ses propres limites comprises – ou plutôt, une fois qu’elles lui auront été révélées –, il sera contraint de redécouvrir qui et quoi il est vraiment. Les gens, les peuples, les nations et les états occidentaux auront alors à déterminer s’ils forment réellement un ensemble étroitement lié, et, si oui, sur quel fondement cette unité – cette identité commune ? – repose. À l’heure actuelle, certaines pistes et ébauches de vision existent, mais aucune à mes yeux ne présente un caractère à la fois convaincant, cohérent et largement partagé.
Le défi civilisationnel le plus redoutable tient peut-être à l’impossibilité actuelle d’articuler harmonieusement les différentes strates identitaires occidentales. À la différence de la Chine, de l’Inde ou même de la Russie, l’Occident ne constitue pas, à ce stade, un État-civilisation. L’Occident en tant qu’espace civilisationnel et l’Occident en tant qu’entité(s) politique(s) ne coïncident et se recoupent que de façon très incomplète. La plupart des citoyens s’identifient davantage à leur État-nation qu’à « Bruxelles » ou à un « Occident » virtuel et imaginé. L’émergence d’un hypothétique État-civilisation occidental – impliquant la subordination des nations à une entité supranationale unifiée – paraît aussi improbable que la désirabilité même d’une telle construction reste sujette à caution.
En ce sens, prétendre aujourd’hui que l’Occident contemporain correspondrait simplement à telle ou telle version de lui-même relève effectivement d’une simplification hasardeuse ou voire d’une tromperie tendancieuse. Lorsque quelqu’un invoque dans le débat politique actuel un « Occident » – ou « l’Occident » – sans contextualisation ni explicitation, cela trahit souvent la volonté implicite d’imposer une vision particulière et partiale.
Au-delà des défis civilisationnels fondamentaux, un exigent examen autocritique s’impose si l’on entend incarner les valeurs occidentales que sont la démocratisation et la quête de liberté. Il est désormais notoire que de nombreux pays occidentaux sont loin d’être des démocraties abouties. Pour emprunter des termes à Wolfgang Streeck et Emmanuel Todd, nous avons affaire à des oligarchies libérales à peine masquées.
Tandis que les dites « forces du marché » obéissent à leur logique d’expansion et de quête de profit à court terme, certains acteurs et cercles politiques entendent instaurer des cadres où ces mêmes « forces » se voient imposer des limites. En théorie, le processus démocratique prévoit précisément un tel rééquilibrage. Si celui-ci existe partiellement, les intérêts impérialo-capitalistes néolibéraux savent déployer une remarquable capacité à contenir, voire à neutraliser, ces préférences politiques démocratiques.
En tant que Suisse, il est frappant de constater que dans la plupart des pays occidentaux se qualifiant de démocraties, la participation directe des citoyens joue un rôle bien plus marginal que chez nous. Contrairement à la Suisse où plusieurs votations annuelles portent sur des sujets variés, l’exercice démocratique se limite ailleurs à l’élection de représentants. Or, les tenants autoproclamés de la démocratie se retrouvent pris dans un piège argumentatif dès qu’ils s’opposent, dans leur propre pays, à l’extension des droits populaires. Comment en effet prétendre défendre les principes démocratiques tout en jugeant indésirable un élargissement des droits démocratiques ?
Pour mériter en conscience l’appellation de « démocraties libérales », les pays occidentaux devront encore neutraliser nombre de forces et structures oligarcho-impériales internes. Du système financier aux rouages plus « profonds » de leur architecture politique, jusqu’à leur logique politico-économique dominante, les chantiers à entreprendre restent immenses.
À l’aube du moment unipolaire, l’Occident avait l’occasion historique d’instaurer un ordre mondial fondé davantage sur des relations gagnant-gagnant. Cette chance fut pourtant gaspillée par une obsession du jeu à somme nulle et de la domination exclusive. Contrairement aux époques passées, l’Occident ne peut plus aujourd’hui se retrancher derrière l’excuse d’un monde intrinsèquement cynique. C’est plutôt lui-même qui a agi avec trop de cynisme, perpétuant cette logique destructrice – alors qu’une posture différente aurait pu orienter le monde vers davantage de paix et de coopération, et l’éloigner des logiques hégémoniques, impériales et oligarchiques.
Après les bouleversements qu’il a lui-même provoqués au cours des dernières décennies, il serait plus que temps pour l’Occident de faire preuve de lucidité et d’avancer de manière constructive. Pour autant que je puisse en juger, rien ne s’oppose à donner sa chance à l’ordre mondial multipolaire en formation, marqué par l’empreinte eurasiatique. Contrairement à la logique de jeu à somme nulle propre à l’hégémonie occidentale, l’intégration eurasiatique repose sur une dynamique institutionnelle de coopération. La distribution multipolaire des pouvoirs en Eurasie incite les grandes puissances à harmoniser leurs intérêts. Même la Chine ne pourrait imposer un système hégémonique dans cet « équilibre des interdépendances » – d’autant qu’elle n’en montre aucune velléité.
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À ce jour, peu d’initiatives laissent entrevoir l’émergence d’un Occident post-unipolaire. Tandis que les segments d’élites hégémonistes atlantistes libérales s’accrochent au moment unipolaire du pouvoir centré sur Washington-Londres-Bruxelles, se ralliant à des versions de doctrines libérales expansionnistes tout en invoquant les « valeurs occidentales », diverses forces nationales-souverainistes en Europe s’opposent au consensus OTAN-UE-États-Unis.
Tant les mouvances « de gauche» anti-impérialistes et anti-oligarchiques que les courants « de droite » conservateurs et critiques de l’immigration s’opposent de l’intérieur à l’hégémonie libérale. Bien que ces acteurs gagnent en influence – tout en étant stigmatisés comme « populistes » –, aucune vision cohérente d’un « Occident post-unipolaire » n’émane à ce jour de leur part non plus. Les conservateurs, s’ils résistent à l’hégémonie libérale sur le plan domestique, n’ont pas encore trouvé (ou cherché) le moyen d’unir leurs forces sous une direction capable de contrer les excès de cette hégémonie sur un plan géopolitique global et international. Certains épousent même les ambitions impériales plus assumées des cercles anglo-américains, quand d’autres se contentent pour l’instant de vouloir incarner un second pôle fort et autonome au sein de l’Occident.
En définitive, ni la version actuelle de l’intégration occidentale centrée sur l’UE, l’OTAN et le G7, ni l’alternative d’un retour à des États-nations souverains vaguement juxtaposés, ni même un virage ouvertement impérialiste et exceptionnaliste combinant « America First » et « West First » ne semblent constituer des modèles convaincants face à l’essor des puissances eurasiatiques – Chine, Indie, Russie et Iran – évoluant dans la logique multipolaire des États-civilisations.
En cette phase critique, il me paraît essentiel d’exhorter l’Occident à considérer les défis à venir comme une opportunité de croissance et de maturation, plutôt que comme justification à des sursauts impuissants et rageurs. Pour ma part, je nourris la vision d’une nouvelle Renaissance occidentale, nous inspirant de nos meilleures traditions démocratiques (non oligarchiques), républicaines (non impériales) et libérales (alliant bien commun et liberté individuelle). Cela supposerait de renoncer à l’hégémonie, à la continuité impériale et à l’expansionnisme malhonnête. L’Occident devrait alors apprendre à n’être qu’un acteur parmi d’autres dans un concert multipolaire d’égale souveraineté entre États et civilisations.
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Pour nous autres Suisses, déterminer notre position face à l’Occident contemporain exige de dépasser le simple cadre de notre appartenance historique. Il nous faut également interroger la nature actuelle de cet Occident et son rôle mondial. On voudra savoir, par exemple, quel est l’impact réel des États-Unis et de l’OTAN sur la scène internationale. On aura besoin d’une conception du fonctionnement des diverses institutions politiques et économiques centrées sur l’Occident comme le système financier mondial et le régime commercial et économique. Enfin on voudra aussi se faire une vision des institutions culturelles basées et contrôlées en Occident comme le prix Nobel, les Jeux olympiques, et l’industrie du sport et du divertissement.
Dans le même temps, il faudra s’interroger sur le fonctionnement réel des sociétés occidentales en leur sein même. On cherchera à savoir à quel point ces États se montrent véritablement démocratiques et respectueux de l’État de droit. Puisqu’ils ne le sont probablement pas à cent pour cent, il conviendra d’examiner entre quelles mains et quelles structures se répartissent les autres pans du pouvoir. Et là encore, il s’agira de déterminer dans quelle mesure l’image qu’ils projettent d’eux-mêmes correspond à la réalité.
Elle doit aussi examiner le fonctionnement interne des sociétés occidentales : leur degré réel de démocratie, leurs structures de pouvoir occultes. Si l’influence occidentale lui paraît bienveillante et ses institutions démocratiques, un rapprochement géopolitique serait justifié.
Si l’on devait constater que l’influence émanant de l’Occident est globalement positive et bienveillante, et que son fonctionnement interne est, dans une mesure satisfaisante, démocratique et respectueux de l’État de droit – conformément aux critères acceptés ici comme moraux et bons –, alors nous, citoyens suisses attachés à nos valeurs, pourrions envisager en toute bonne conscience un rapprochement accru avec l’Occident (géopolitique).
Mais si l’on devait conclure que la politique menée par l’UE, l’OTAN, les États-Unis et la Grande-Bretagne vise avant tout, en matière étrangère, à préserver leur hégémonie – souvent par des moyens contestables – et que, de surcroît, les sociétés occidentales elles-mêmes présentent en leur sein un caractère non négligeable d’illibéralisme, alors nous, Suisses, nous retrouverions dans une position délicate.
En tant que représentants et défenseurs d’un État moderne conçu dans une optique républicaine et souverainiste, nous serions alors contraints de réexaminer soit nos valeurs, soit nos alliances. Deux options s’offriraient à nous : soit nous nous rallierions – par pragmatisme, par conviction ou par résignation – à l’empire occidental, tout en admettant que cela implique un certain renoncement à nos principes ; soit nous devrions sérieusement explorer l’existence d’alternatives viables. Concrètement, il faudrait alors évaluer si le modèle multipolaire en émergence ne pourrait pas, après tout, surpasser l’ordre unipolaire actuel.
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Quel est donc notre rapport à l’Occident ? À mon sens, cette question constitue, pour la Suisse, rien de moins que l’enjeu politique central.
Non-membre de l’OTAN et de l’UE, la Suisse évolue dans un entre-deux : à la fois connectée et pourtant distante. Elle est proche de l’Occident géopolitique, que cela plaise ou non, tout en maintenant une certaine réserve. Une relation de bon voisinage reste souhaitable à bien des égards. Cependant, il me semble que nous devrions nous tenir résolument à l’écart des tendances autoritaires et impériales des centres de pouvoir occidentaux – qu’elles s’expriment vers l’extérieur ou à l’intérieur même de leurs frontières.
Là encore, un consensus existe en principe en Suisse. Pour autant que je puisse en juger, toute association délibérée avec les aspects oligarchiques et impériaux de l’Occident irait à l’encontre de l’idée fondamentale et de l’identité suisses. Le débat ne porte que sur l’évaluation de ce qu’est réellement l’Occident contemporain dans son essence, et quel rôle il joue dans le monde. C’est uniquement sur ce point que les opinions divergent.
Il s’agit donc de se forger une représentation aussi éclairée que possible de l’Occident. Cette démarche doit intégrer la conscience qu’il existe parfois un écart considérable entre la réalité d’une part, et la manière dont cette réalité est présentée d’autre part. Si la « communication manipulatrice » – c’est-à-dire la propagande – est volontiers attribuée aux acteurs extérieurs dans l’imaginaire occidental, la reconnaissance des distorsions et biais inévitablement présents dans son propre discours reste, quant à elle, beaucoup moins développée.
Paradoxalement, les sociétés qui se considèrent libres et démocratiques sont particulièrement vulnérables à la propagande. Alors qu’en Chine, par exemple, chacun sait que le gouvernement et le Parti présentent une certaine vision de la réalité – mélangeant toujours une part de vérité et une part de propagande –, nous, Suisses, sommes bien plus facilement dupés. Dès lors que nous présumons que, du fait de notre démocratie et de notre presse libre, il n’existerait pas de biais majeurs et systématiques dans le discours public, cette attente nous rend moins enclins à examiner systématiquement les colorations et les distorsions dans les débats.
Toute réalité est pourtant perçue à travers un prisme particulier, puis restituée selon ce même cadre et avec des intentions spécifiques. Chaque perspective comporte nécessairement une sélection, une mise en relief, un filtrage et un encadrage des faits à présenter. Même un journaliste dévoué à la quête de vérité doit inévitablement faire des choix : déterminer quels aspects d’un phénomène méritent d’être retenus, lesquels doivent être accentués ou omis, et comment l’ensemble doit être encadré.
Une coloration et une distorsion des perspectives dominantes sont donc absolument inévitables. La question n’est pas de savoir si ces biais existent, mais bien en quoi ils consistent. On peut raisonnablement supposer que les rapports sociaux de pouvoir – groupes d’intérêt influents, idéologies dominantes et présupposés fondamentaux – y trouvent leur reflet.
Il est frappant que le simple fait de nuancer le contraste entre « chez nous » et ailleurs puisse déjà provoquer une vive opposition et perturber nombre d’« Occidentaux ». La conviction que le « monde occidental libre et démocratique » jouirait d’une pleine liberté d’opinion et de presse s’est jusqu’ici maintenue avec ténacité. Mais est-il vraiment crédible que les biais dans notre discours public ne soient que marginaux, sans distorsions systémiques ? Ne serait-il pas étonnant qu’il n’existe, au vu de la situation (géo)politique, même pas une infime tendance à refléter une vision unipolaire, hégémonique et atlantiste ? Il me paraît bien plus probable que, au contraire, l’un des récits omniprésents qui nous entourent repose précisément sur une vision du monde unipolaire et hégémonique, libérale et impériale, émanant d’une structure politique centrée sur l’axe transatlantique.
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La Suisse, tout comme l’ensemble du monde occidental, se trouve à l’aube d’une période de transition. À l’instar de l’Occident entier, elle devrait se préparer à un monde post-unipolaire et multipolaire. Forte de son ordre étatique fondé sur des principes anti-impérialistes et anti-oligarchiques, la Suisse aurait le potentiel d’assumer un rôle de précurseur dans une nouvelle Renaissance occidentale. Nous pourrions tenter de contribuer de manière proactive à une sortie paisible du moment unipolaire et chercher à convaincre ceux de nos amis occidentaux qui sont d’inclination impériale de renoncer à toute prétention à une domination tous azimuts.
Ne serait-il donc pas conforme à la fois aux intérêts et aux valeurs de la Suisse de participer de manière constructive à la transition vers la multipolarité émergente, dans l’esprit de démocratie véritable et de souveraineté authentique, conformément à la Charte des Nations unies ? Il se peut que la Suisse rende ainsi service non seulement à elle-même, mais aussi à l’Occident, et au monde.
Si, dans l’éventualité d’une telle prise de position, nos amis occidentaux devaient exercer une pression accrue sur la Suisse, ce ne serait que la confirmation d’une tendance : celle qu’ils ne sont pas totalement en accord avec les principes fondamentaux sacrés de la Suisse. En tout état de cause, la Suisse a tout à perdre si le monde persiste sur une trajectoire de confrontation. Dans le scénario d’un affrontement des civilisations, et du risque d’une implication dans un Occident ouvertement autoritaire, centralisé et impérial, il ne resterait plus rien de ce qui fait l’essence même de la Suisse.
La Suisse est issue de l’Occident et lui appartient inévitablement. En tout état de cause, les Suisses doivent ou peuvent avoir conscience de leur appartenance occidentale — ou en prendre conscience avant tout. Cependant, le scénario d’un ordre mondial dans lequel l’Occident impose une logique hégémonique unipolaire de jeu à somme nulle, empêchant ainsi toute coopération multipolaire et un développement partagé, ne constitue pas une option viable pour la Suisse.
Malgré son appartenance civilisationnelle à l’Occident, il y aurait paradoxalement peu de place, dans un cadre de plus en plus hégémonial et impérial, pour le maintien de ses particularités et de son identité propres. Au sein d’un tel Occident collectif, la Suisse disparaîtrait tout simplement.
Les clés pour éviter un tel scénario se trouvent en Occident. La question qui se pose à celui-ci est : quo vadis, Occident post-unipolaire ? Pour la Suisse, il s’agit désormais de lire les signes du temps afin de continuer, conformément à sa Constitution, à garantir « la liberté, la démocratie, l’indépendance et la paix dans un esprit de solidarité et d’ouverture au monde ». Si la Suisse veut perdurer, elle se doit, tant dans son rapport à l’Occident que dans celui au reste du monde, de rester fidèle à elle-même.